Maintenant que nous avons récupéré la bouée, nous pouvons rejoindre le site Lucky Strike. Nous remontons vers le nord. Demain, au petit matin, nous devrions toucher au but. Cette journée de transit permet aux équipes de peaufiner leurs installations et de finaliser le protocole des manips qu’elles vont effectuer, la plupart grâce au ROV Victor. Manip est un mot qui traine ici sur toutes les lèvres. Un mot presque magique qui cause à celui qui le prononce autant d’excitation que de stress. Une manip, c’est une série d’opérations définies dans le cadre d’un projet de recherche. Sur le « Pourquoi pas ? », les manips sont aussi différentes que les champs d’observation des scientifiques : descendre des sondes de température, remonter un instrument défectueux, prélever des échantillons de faune… puis ensuite analyser, rédiger, comprendre…
La partie de la manip la plus remarquable est aussi la plus délicate : la descente du ROV Victor dans la colonne d’eau, et sa téléopération depuis la surface. Pour cela un conteneur équipé, d’où Victor est dirigé, est installé sur le pont 7, en dessous de la passerelle de commandement. 8 personnes, l’équipe ROV, dirigée par Xavier Saint-Laurent, ont en charge tout ce qui concerne le pilotage, l’entretien et la surveillance du submersible.
Ce matin à 9 heures, à l’entrée du conteneur, Yoann Frémont et Julien Fenouil, deux pilotes, nous présentent l’impressionnant centre de téléguidage. Ils nous forment au logiciel dont nous aurons à nous servir pour prendre les notes durant nos quarts, accompagnant les plongées sur le plancher océanique.
C’est là vraiment que nous nous réalisons la nature exacte de l’exploration à laquelle nous participons. Car c’est bien un univers radicalement opposé au nôtre et incommensurablement distant de nous que nous sommes censés observer. Ce n’est pas une forêt, une île, ni un nouveau continent sur lequel nous pourrions mettre le pied, mais un monde quasi-parallèle, où seules des machines peuvent pénétrer, évoquant, en quelque sorte, par sa difficulté d’accès, davantage une exploration spatiale qu’une excursion dans la jungle.
Une chose d’ailleurs qui frappe lorsque vous naviguez en haute mer, c’est la révélation soudaine de vous trouver en plein désert. Du bleu partout, en haut comme en bas, une surface que rien ne vient déranger, un ciel sans oiseau. Ici à part le vent et les vagues qui se jettent contre la coque (et les moteurs du bateau), aucun bruissement végétal, pas de bois qui fend, pas de rocher qui s’éboule… Et ça, pour moi du moins, c’est une véritable découverte. On assimile plus volontiers le désert à l’aride, au sec, au sable, et pas à l’eau, qui dans notre esprit, reste indissociablement liée à la vie, à son origine, à sa nécessité. Bref son exact contraire. Là encore, les extrêmes se rejoignent.
Il est vrai qu’hier un dos massif et sombre a ouvert la surface. Une baleine, un rorqual sans doute, est venu respirer juste à côté de nous. Aujourd’hui, quelques dauphins tachetés ont nargué la proue du navire pendant quelques secondes. Mais ces événements deviennent si rare à mesure que l’on s’enfonce vers le large, qu’ils semblent tenir lieu davantage d’anomalie ou de mirage que de réalité.
Nous nous trouvons là vers la fin du monde reconnu, dans une sorte de sas, de carrefour, un espace de transit. La surface devient ici comme jamais le lieu visible de la frontière, de la limite. On sent bien qu’elle sépare deux mondes. Celui du haut, qui touche à sa fin, dénudé au maximum et réduit à son ciel, et celui du bas, qui, pour être vu, nous contraint, nous ses visiteurs, à modifier notre physiologie, à nous unir avec la machine, à nous robotiser. Demain première plongée. Nous descendons dans l’espace.
Crédit photo: Audrey Mat, David Wahl, Jozée Sarrazin
bon voyage dans l’espace abyssal !
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