Décidément l’affaire de la bouée Borel — la fameuse bouée dérivante que nous sommes allés rechercher pendant deux jours — est loin d’être conclue. En guise de rappel, pour que vous ne soyez pas perdu, je résume en deux mots. Une ligne de mouillage longue de 1,7 km reliait il y a peu cette bouée aux stations d’observation Seamon W (géophysique) et Seamon E (écologique). Lorsque ce câble s’est rompu, la bouée Borel en a profité pour faire une croisière longue durée. Nous l’avons rattrapée, mais en examinant sa ligne coupée, impossible de conclure sur les causes de la rupture. Repêcher l’autre bout de la ligne, toujours amarrée dans les profondeurs du site, nous donnerait-il la réponse tant désirée? C’est tout l’espoir de Jérôme Blandin, l’ingénieur en charge des installations. La mise à l’eau du ROV Victor étant prévue à 17 h, nous avons toute la journée et donc tout le temps, pensions-nous alors, de réaliser avec succès cette manip.
D’autant qu’à l’aube, nous sommes enfin arrivés sur le site Lucky Strike. Nous avons stoppé notre course, mais pas les moteurs. Le Pourquoi pas ? pour se maintenir là, à la surface, juste au-dessus de nos sources hydrothermales, doit manoeuvrer sans cesse. Il n’existe pas d’ancre suffisamment longue pour nous amarrer aux abysses.
Le soleil se levait à présent sur une mer d’un calme olympien. Je n’avais jamais vu un tel bleu. Hypnotisant. Et si le chant des sirènes était une couleur ? On a envie de s’y jeter. Alain Castillo, ingénieur en géochimie expérimentale, nous met en garde, son doigt pointant la surface : nous sommes en plein champ de physalies. Elles ont déjà failli avoir ma peau à Horta. Leurs voilures tremblantes parsèment par dizaines les abords du bateau. Elles dansent sur l’eau avec la légèreté d’un bouchon de liège. On ne survivrait pas à un plongeon.
Les nouvelles de la ligne d’amarrage de la bouée Borel nous parviennent. Elles ne sont pas bonnes. La ligne est figée à 500 mètres sous la surface, flottant entre deux eaux. Immobile. C’est la catastrophe. Le ROV Victor ne peut plus plonger en présence d’un tel danger. Comment faire place nette ? A bord, c’est l’effervescence. Tout prend du retard. On décide d’appliquer une procédure d’urgence, pensée pour le sauvetage des submersibles habités : on met à l’eau une ligne crantée de 5 grappins et on essaye d’entourer l’objet à remonter. Grosso modo, on joue au lasso. A la différence que sous l’eau, tout est beaucoup plus compliqué que dans un rodéo.
On fait des ronds avec le bateau, on cule, jusqu’à crocheter en profondeur la fameuse ligne. Tension pour Pierre-Marie Sarradin, notre chef de mission. Jamais cette procédure n’avait été tentée dans ce cas de figure. Il faut que cela réussisse. Victor doit plonger avant la nuit. Je me dois de préciser que lors de cette manoeuvre, j’effectuais le premier quart de ma vie. Ce qui m’a permis d’assister au déroulé de cette opération risquée. Un beau baptême. Car l’opération est un succès, le kilomètre et demi de câble est remonté. Le diagnostic est posé : c’est l’usure qui a eu raison de la rupture de la ligne.
On peut mettre le ROV Victor à l’eau !
Les équipes chargent le ventre du submersible d’appareils de mesure, de boîtes de prélèvement, de sondes en tous genres. Cette nuit, sur le plancher océanique, on va faire les premiers échantillonnages depuis un an. Pour Bérénice Piquet, notre spécialiste de la modiole — la moule des profondeurs — c’est une nuit capitale. Elle verra enfin vivants les animaux sur lesquels elle travaille depuis tant d’années.
C’est en effet un rêve de gosse qui se réalise pour tous ceux qui assistent à leur première plongée de Victor. C’est voir enfin s’animer des images familières, qui font partie de la mythologie de notre époque. Au même titre que les fusées. Ces submersibles, qu’il soient Victor, Alvin ou le célèbre Nautile, symbolisent à eux seuls la conquête de notre temps. Ce sont nos caravelles modernes. Chaque plongée est un événement historique. Et nous avons la chance d’en être les témoins.
Sur le soir, le submersible est mis à l’eau. Il glisse sous la surface durant quelques centaines de mètres. Dans l’eau toujours bleue, on voit la tâche jaune s’éloigner. Puis disparaître. La chasse aux trésors peut commencer.
Crédit photo: Audrey Mat, David Wahl, Jozée Sarrazin