Beaucoup de chance pour mon premier quart de nuit. Un vrai film d’action. Tout a pourtant commencé en douceur. Quand je suis arrivé, on finissait la manip de prélèvement de sulfure. Chemini, l’analyseur chimique, tenait immobile sa canule dans la cheminée brûlante. Manip méditative s’il en est. Il est une émotion propre à chaque manip. Changement de manip, changement de genre ; pendant les quatre heures qui viennent, il faut à présent vider fissa les fonds sous-marins de nos installations. Seamon E, la station écologique, Tempo, la caméra sous-marine aux airs de robot Wall-E, et Hydroctopus, tentaculaire nœud d’écoute acoustique, doivent faire l’objet d’un petit checking à la surface. On sillonne le périmètre. Je mémorise la topographie du lieu. Couper les connecteurs, ôter leur lests, les fixer enfin à des flottabilités pour les remonter… Voilà qui, à près de 2km sous la surface et avec des mains mécaniques, n’est pas chose aisée. D’autant que les deux ROVmen, Nicolas Demarecaux et Yoann Frémont, font face à une situation inattendue : Seamon E, à la grande surprise de Jérôme et de Pierre-Marie, en charge de la manip, est attaquée par une mystérieuse corrosion. Certaines parties, pourtant métalliques, se désagrègent en poussière sous la pince de Victor. Voir de l’acier imploser en nuage de particules est là encore un spectacle propre au monde des abysses. Fluide toxique, mauvaise conduction, fuite du courant électrique qui rongeraient la structure ? Voilà le nouveau mystère sur lequel les électroniciens Julien Legrand, Jean-Yves Coail, Bertrand Moreau, et les mécaniciens Christian Podeur et André Kerboul vont devoir plancher. Impensable de laisser la station d’observation toute entière se transformer en limaille de fer.
Après de nombreuses et virtuoses manœuvres, tout finit par être remonté à l’air libre. Avec encore une fois de nombreux présents. Cette fois, c’est même le sommet d’une cheminée hydrothermale que l’on rapporte à Anne Godfroy. Notre microbiologiste va grâce à cela cultiver dans son labo une colonie de bactéries. Ce qui augmente considérablement le nombre d’embarqués à bord du Pourquoi pas ?
La biologie aujourd’hui est à l’honneur. Notre équipe, elle, peut commencer son analyse de la faune. Des prélèvements des grands fonds nous sont remis. Jozée m’apprend à trier les échantillons. Moment inoubliable pour moi, qui me rend très vite addict. Me voici assis, les yeux fichés dans les lunettes d’une loupe binoculaire, armé d’une petite pince, à saisir le minuscule et à le classer. Dans une petite coupelle, un échantillon de sédiments noirs à l’oeil nu, révèle, sous le prisme des lentilles, un monde féérique peuplé de gastéropodes ciselés, de vers nématodes s’étirant en fil d’argent, ou encore d’arthropodes, crustacés que le changement d’échelle rend absolument terrifiant. Quelques millilitres d’eau reforment un océan. D’une apparence insoupçonnable. Découverte inattendue pour moi : tout ce petit monde évolue parmi des monticules de sulfure vif-orangé, divers cristaux étincelants et des éclats de pyrites mordorés… Les animaux des abysses nagent dans le strass.
La loupe binoculaire appartient elle-aussi au genre des véhicules merveilleux. Elle vous transporte en un instant dans un jardin jusque-là invisible. Elle vous aspire. Dès lors, il devient possible de se perdre dans une réserve naturelle d’un centimètre de diamètre, à chercher pendant un temps immense, pour le saisir de ses pinces de démiurge, un animal bien précis. On transvase ensuite minutieusement ce dernier dans une éprouvette, restée, elle, dans le grand monde – le nôtre -, qu’on retrouve avec une étrange sensation de décompression. Peut-être que l’émotion si particulière, ressentie tout au long de cette mission, naît de cela justement, de ces transgressions permanentes d’échelles, qui entrainent tout notre être vers le haut, le bas, le très chaud, le glacial, l’infiniment loin, l’impénétrablement petit. On ne sait plus vraiment où l’on se trouve. Observateur certes. Mais d’où ?
Ai-je dit que l’on ne faisait pas que travailler ? On mange aussi. Et bien. Demain c’est la fête nationale. La Bastille se prend aussi sous la mer. Ce soir, notre cuisinier José Rebelo et son équipe, Laurent Legros, Gwenolé Sévellec, ainsi que Jean-Luc Lebris, 1er maître d’hôtel, assisté d’Alain Rioust et Denis Lunven finissent de préparer sur le pont arrière un dîner de fête. L’ambiance est vraiment bonne. Plus encore.
Au même moment, à 1700m sous nos pieds,Victor se pose sur le plancher des moules. La plongée n°3 est l’une des plus ardues, des plus longues aussi. 36 heures. Les informations qu’on espère obtenir d’elle sont des plus capitales…
Crédit photo: Victor 6000, Audrey Mat, David Wahl, Jozée Sarrazin