Mon quart de nuit a de nouveau été un grand moment. On finit de remonter les installations. Le fond se vide. Il n’y reste que les sondes sismiques OBS, les sondes de températures et une petite station de mesure, EGIM. Cette nuit, il nous fallait chercher et ranger un câble de 70 mètres dans une toute petite caisse. Manoeuvre délicate. Ça passe ou ça casse. Là c’est passé. En 4 heures au lieu de 2. Certaines manips rencontrent plus de difficultés. Rien n’est aisé à près de 2km sous les flots. On utilise des appareils qui sont tous des prototypes. Leur premier test est souvent aussi leur première mission. Les mouvements se décomposent. Il faut être délicat, agir avec précaution. Les mouvements de Victor imposent une certaine lenteur. Difficile d’imaginer avant de l’avoir vu, que tant de minutie s’effectue par l’intermédiaire de son bras en titane, une main de fer sans gant de velours. Si vous étiez avec nous dans le conteneur ROV, vous seriez tout autant surpris de la façon dont on le conduit. Plantés sur la console, on devine des joysticks et une reproduction en miniature du bras de Victor. Un pilote manipule celle-ci et à 1700 mètres de là, sur le plancher océanique, le ROV reproduit à la perfection les gestes de son modèle réduit. On dirige un des submersibles les plus perfectionnés de notre planète comme on joue à un jeu vidéo !
Il n’y a pas que nous qui nous amusons avec Victor. Une chimère, un fascinant poisson des profondeurs, se prend d’affection pour lui, et reste à jouer dans ses basques et ses tuyaux. Je reparlerai certainement de cet animal, qui est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir là-dessous. Rosâtre, ou plutôt gris, il semble suturé de partout, un peu comme Frankenstein. Ses yeux tirent sur le glauque et sont très grands. La dimension de ceux-ci étonne d’autant plus qu’il vit dans le noir le plus épais. Avec beaucoup de grâce et d’élégance, il se déplace. Tout en lenteur. Une nage au ralenti. Comme si la forte densité de l’eau compressait ses mouvements.
A bord, l’évènement des matinées, c’est la remontée de Victor sur le bateau. Tout le monde se retrouve sur le pont vers 8 heures. C’est la promenade à la mode. On prend un café à la machine, on s’accoude au pavois ou l’on s’assoit sur des caisses. On est content. On a droit à un beau spectacle. À vivre sur un bateau, on se surprend à tenir à ces petites liturgies quotidiennes. On aime à voir et à revoir. Tout fait événement.
Il faut dire que hisser Victor depuis la surface jusqu’au pont arrière est une manœuvre des plus impressionnantes. Les grues s’animent et l’équipage s’active. Le commandant pilote le bateau, Xavier le ROV, et Erwan Tanguy, le bosco, transmet les ordres aux matelots. « Bosco » est un terme dérivé de la marine anglaise « bosseman », la bosse étant le dernier cordage à retenir l’ancre avant de mouiller. Le bosco, c’est le maître d’équipage. Il a en charge toutes les manœuvres du pont et il est responsable des matelots.
Sur le Pourquoi pas ?, l’équipage compte 33 hommes et femmes, puisque, pour ceux qui l’ignoreraient encore, l’époque des femmes portant malheur à bord est, depuis quelques temps déjà, révolue. Le bateau est un royaume composé de 4 provinces. Le commandant Philippe Moimeaux, accompagné du second capitaine Aurélien Courbe, ainsi que de trois officiers et de deux élèves, règnent sur la passerelle au pont 7, tout comme les électroniciens Thomas Peel et Guillaume Lancelin. A l’inverse, ce sont les tréfonds du navire qu’occupent Albert Dupas, le chef mécanicien, et son équipe composé de 7 mécas et un élève officier. Les matelots occupent bien souvent la plage arrière du pont 3. Quant aux cuisiniers et maîtres d’hôtel ils tiennent, quant à eux, le milieu du navire. Un vrai monde en étage, et en miniature.
Question manœuvres d’ailleurs demain nous devrions être gâté. Après avoir nettoyé, réparé, perfectionné les équipements, ceux-ci seront redescendus sous l’eau. La nouvelle bouée Borel sera jetée à la mer. Si tout va bien. Il est vrai aussi que les nuages s’amoncellent à l’horizon. La mer se fait grosse.
Crédit photo & iconographie: Victor 6000, Audrey Mat, David Wahl, Jozée Sarrazin