Contre toute attente, le temps a joué pour nous. Il a plu sur le pont quelques minutes. Un grain. Puis tout s’est éclairci. Aujourd’hui c’est le grand jour. Le jour pivot. Celui qui marque la fin du début, ou le début de la fin. L’observatoire, par morceaux, commence à être redescendu dans les abysses. La bouée Borel II, toute belle, toute jaune, va être débordée.
Sous la pluie, Julien, Christian et André, dit « Dédé », effectuent les ultimes vérifications. Jean-Yves s’assure une dernière fois que le câblage, véritable gageure sur une structure destinée à ballotter durant un an, est bien solidarisé avec la structure. Un câble qui lâcherait signifierait l’arrêt de la transmission des informations. La station sous-marine retomberait dans le silence des profondeurs. Pour éviter qu’elle ne se fasse la malle, comme sa vieille sœur, on ne laissera Borel II en mer qu’un an seulement, avant que l’usure ne ronge sa ligne. En attendant, on la leste d’une tonne et demi de chaines cyclopéennes. Pas le moment de s’y prendre les pieds. La mort serait affreuse. On descendrait à pic dans les profondeurs à la vitesse d’un mètre par seconde et la pression nous écraserait bien avant que l’air ne nous manque.
Borel II est quelque peu différente de la première du nom. Christian lui a rajouté de la hauteur et une rangée de panneaux solaires. Jérôme m’en explique la cause. On lui a greffé un AIS, un appareil permettant aux bateaux de la détecter avec plus de précision, pour éviter une collision malheureuse. L’équipe se souvient encore avec effroi, qu’en 2010 la bouée s’était retrouvée dangereusement encerclée par une centaine de catamarans lancée à toute allure dans la Route du Rhum. Ils ne l’avaient pas localisée…
Car voilà maintenant plus de 7 ans que notre observatoire est installé au fond des mers. Mathilde Cannat, géophysicienne, a tout vu. Depuis le début. Avec Pierre-Marie, elle a participé à sa conception et à son installation. Elle le rappelle : c’est une prouesse technique et humaine de pouvoir pérenniser notre présence dans les abysses. Chaque année l’observatoire se dote de nouveaux instruments de mesure. C’est une petite cité des sciences qui ne cesse de grandir et de s’étendre sur le plancher océanique. Une ville futuriste, peuplée de calculateurs, en lien régulier avec la surface. Un avant-poste de la connaissance et de l’exploration.
Cette connaissance permettra-t-elle de juguler la catastrophe annoncée de l’exploitation de ces zones à la virginité désormais comptée ?
Les métaux, les gaz, on l’a dit, attirent la convoitise. On a toutefois encore aucune idée de leur quantité. Les réserves sont-elles si importantes que cela ? Valent-elles que l’on prenne le risque de dérégler l’équilibre délicat qui règnent encore dans ces écosystèmes ? Si l’on se doute de conséquences sur le milieu marin, on ignore encore les impacts que cela causerait en surface. Il y en aurait, ça on le croit, et pas des moindres. Mais comment se manifesteraient-ils ?
Quel paradoxe, à l’heure où l’on cherche à diminuer sur terre la pression anthropique, de vouloir exploiter l’un des derniers endroits préservés de notre planète.
A bord, on sent une sensibilité forte à cet endroit. À observer la nature, on s’en rapproche. C’est notre manière de faire connaissance. Et de lier amitié.
Et comme on le verra par la suite, cette amitié risque d’être bientôt mise à rude épreuve…
Crédit photo & iconographie: Victor 6000, Audrey Mat, David Wahl, Jozée Sarrazin et Jérôme Blandin