Ça y est on lève l’ancre. Enfin façon de parler. Comme je le disais au début de notre voyage, pas de chaine assez longue pour s’amarrer aux grandes profondeurs. Cap sur Horta. Ce soir à 22h on y sera. La terre reste invisible à l’horizon mais elle est déjà dans tous les esprits. Et beaucoup à bord commencent à rêver au Gin Tonic du célébrissime bar du port d’Horta : Peter’s Café. Prononcez aux oreilles de n’importe qui à bord Peter’s et vous provoquerez chez lui une réaction physique telle qu’en produit « Valhalla » chez un Viking, ou encore « Paradis » chez sainte Thérèse d’Avila.
Peter’s c’est l’escale immanquable de tous les marins et autres navigateurs de l’Atlantique. Pour ceux qui partent, c’est la dernière maison du monde connu ; pour ceux qui rentrent, c’est l’avant-poste de l’humanité.
Donc pendant qu’on pense au Gin Tonic de chez Peter’s, le navire avance, Il abat de la distance. 11 nœuds. Ça bosse dur sur le pont et dans le bateau. Tout se transforme en hangar pour conteneurs et pour cantines métalliques. Les labos sont récurés. Une chose ne disparaît pas : l’odeur de soufre et de formol. Elle est même plus forte que les autres jours. Elle prend aux narines. L’odeur du fond de la mer cherche à nous retenir.
Les biologistes conditionnent les crevettes. Thomas, lui, propose une réunion dramaturgique sur le pont avant. Avec Pascal, on trouve que c’est une bonne idée. Finalement nous n’avons jamais trainé trop longtemps dehors en journée. C’est bête. On s’installe, calé sur la proue. Ça fait un peu Titanic, mais c’est pas grave. On parle de la suite. De ce qui nous attend. La navire avance toujours. Soudainement, très au loin, on distingue comme une irrégularité sur la ligne d’horizon. Comme une erreur. Serait-ce la caldeira de l’île de Faial ? Si loin ? Pas de doute. Quelques temps après c’est le sommet spectaculaire de Pico, le plus haut volcan de cette partie du monde, qui émerge à son tour derrière les nuages. Pico, c’est comme un géant. C’est pire qu’un géant. C’est complètement dingue cette île volcan. Il est tellement haut qu’on ne voit que le sommet dépasser de la brume. Et nous sommes à plus de 50km de lui !
Tout autour de nous, dans l’eau, la vie se manifeste. On voit des geysers percer la surface. Des baleines. Des dauphins viennent jouer avec l’étrave. On distingue un gros poisson noir et bleu électrique. Je distingue un, puis deux, poissons-lunes. Finalement, c’est habité la surface. Beau cadeau. On reçoit. Il n’y a pas que la faune qui se donne à voir. La civilisation aussi. Mais ça émerveille moins. Des morceaux de plastique, des bouteilles, des restes de filets… bref.
L’île grandit. Le pont avant se remplit. On nous rejoint. C’est le spectacle de la terre qui vient. Je suis un peu triste de la voir. Je ne la fête pas comme je le devrais. La joie d’Ulysse devant Ithaque, c’est pas mon truc pour l’instant. Bon, notre mission était moins longue. Et moins dure.
À voir la tâche verte s’étendre, nos compagnons sourient, et ça tire encore nos traits. On n’a pas les visages reposés de La Croisière s’amuse. On a bien donné.
On s’attarde. On discute. C’est la première fois que tout le monde se donne rendez vous sur le pont avant. On en profite pour faire une photo d’équipage au complet. Ça fait du monde. On a vécu un sacré moment. C’est étonnant de penser qu’on a partagé nos jours comme ça, en promiscuité la plus totale, entre gens qui ne se connaissaient pas encore il y a un mois. Même avec des amis, on ne vit pas souvent ça.
Dernier dîner à bord. Le soleil couchant traverse les hublots. Ce soir on sort ! Marjolaine a même préparé sa robe. Le repas est joyeux. Et bam ! La voix de Philippe, notre commandant, passe par dessus les conversations. Annonce générale. Un gazier est au port qui prend toute la place. On va devoir mouiller face à Horta. Passer la nuit sans toucher au bord…. et regarder Peter’s depuis le pont ! Alors là, moi qui parlais d’Ulysse tout à l’heure, je peux témoigner que ses compagnons d’infortune, lorsque que Poséïdon a condamné leur odyssée à une errance de dix ans, n’ont pas été plus atteints que les nôtres.
Du coup il faut jeter l’ancre. Et pour de bon cette fois. On s’installe sur le pont avant. C’est un spectacle rare. Le matelot David dit que la gigantesque chaîne de la gigantesque ancre n’a pas été utilisée depuis 5 ans. Le bosco s’avance vers le guindeau, énorme tambour qui permet de filer l’ancre. La chaine recouverte d’une épaisse couche de rouille ressemble à un serpent monstrueux. Il commence à la filer. Un bruit d’enfer. Et puis une odeur de brulé. La masse, la vitesse, la chaleur… Le plus impressionnant ce sont les écailles de rouille et les étincelles brûlantes qui sont projetées lors de cette manœuvre. Ça forme un nuage marron autour du bosco, les yeux protégés des éclats par une paire de lunettes de sécurité. Et puis ça coince. Trop longtemps que la chaîne est enroulée. Jean-Charles, matelot, vient prêter un coup de main. Ça se débloque. Dans un ultime rugissement, l’ancre parvient au fond. Le Pourquoi pas ? a poussé son cri notre dernier soir. Le bateau est mouillé.
À l’aube ce matin, nous sommes entrés dans le port. À présent, le Pourquoi pas ? repose à quai. C’est le moment de mettre le pied à terre. Certains l’ont déjà fait. Moi pas encore. Toujours pas l’envie. Jozée fait pareil. Mais bon il va bien falloir. On a une journée à Horta. Avec Thomas et Benjamin, nous irons sûrement voir la fameuse caldeira. Le sommet est dégagé, c’est le bon jour. Pascal et Pablo, eux, veulent prendre un zodiac pour enregistrer le chant des cachalots, croisant peut-être au large de l’île.
C’est le moment de se quitter. Je ne vais pas redire combien cette mission m’aura bouleversé. On l’aura saisi. Comme pour toute expérience profonde, rien n’est plus difficile à exprimer avec la justesse qui conviendrait. Les mots sont moins forts que les choses. C’est comme ça. On a juste la certitude d’avoir vécu quelque chose de grand, parce qu’on sait sans aucun doute qu’on a là des souvenirs qu’on va porter jusqu’au bout.
Dernière chose, et de taille, le projet Donvor continue. En septembre, Thomas, Jozée, Pascal, Charlotte, Nadège et moi même, partons pour Victoria, au Canada. Malheureusement sans Pierre-Marie, qui va bien nous manquer. Après le transit de mai, et la mission MoMarsat, ce sera notre troisième étape. Cette fois nous explorerons, à terre, depuis le centre Ocean Networks Canada, les écosystèmes marins profonds du Pacifique. Bien différents de notre Lucky Strike. Au programme : rencontres avec des scientifiques, workshops avec des étudiants… Aussi ce journal de bord ne s’arrête-t-il que quelques semaines. Dès le 5 septembre, il va renaître. Bel été.
Carte postale sonore 3D #9- Ancre
Kartenn post heglev #9 – Eor
Crédit photo & iconographie: Audrey Mat, Thomas Cloarec, Emmanuel Roy, David Wahl, Jozée Sarrazin et Jérôme Blandin.