Cet été, au beau milieu de l’océan, le bleu était partout, aride. En haut comme en bas, aux quatre points cardinaux. On avait beau étirer notre regard, essayer de le jeter aussi loin que possible, à l’horizon, on ne percevait pas la jointure du ciel et de la mer. L’un y naissait peut-être de l’autre et l’on commençait à croire qu’un même et mystérieux élément baignait notre navire. La parole de Dieu, au commencement de la Genèse, ordonnant aux eaux du dessus de se séparer des eaux du dessous semblait, en ce monde extrême, n’avoir eu aucun effet.
Nos campagnes d’observations se suivent et se répondent. Beaucoup. Ce qui avait fini par tant nous manquer au beau milieu de notre désert liquide, la végétation, nous est ici rendu au centuple.
En Colombie britannique, la couleur verte règne sans partage. Et sous des apparences et dans des proportions assurément stupéfiantes. Qui n’y a jamais posé le pied ne peut imaginer le nombre et la forme de ce qui y pousse. Cette région est en partie recouverte par une des forêts les plus vastes du monde. Un des poumons de notre planète. Mais à la différence des autres forêts dites « pluviales » , comme celle d’Amazonie par exemple, la nôtre est composée en majorité de conifères. Et quels conifères ! Hauts de 40 mètres, aux troncs de deux mètres de large, pluri-centenaires pour beaucoup, les pins Douglas de Menzies, les thuyas géants, et autres sapins gracieux règnent en continu, sans partage, sur des milliers et des milliers de kilomètres de côte. Au beau milieu de ces forêts humides, dévorées par les fougères et les lichens, parce qu’il y pleut plus de 4 mètres d’eau par an, se cachent encore de vastes superficies de végétations primaires. Régions rarissimes demeurées intouchées par l’homme. En avril 2014, on a même découvert dans les profondeurs de l’Île de Vancouver un pin Douglas inconnu, le plus grand jamais vu, qui, s’étirant sur un tronc de plus 18 mètres de circonférence, s’élève à près de 71 mètres. L’équivalent d’un immeuble de 18 étages. Un géant, qui plus est, doublé d’un immortel. Cet arbre, le plus vieil habitant de l’île, a depuis quelques décennies déjà dépassé son premier millénaire.
On imaginera donc notre surprise à nous promener ce dimanche au milieu de ces géants. Découvrant après les grandes profondeurs les hautes altitudes ; et au bout de cette promenade initiatique, le point magique, la très bien nommée mystic beach, là où le vert et le bleu, enfin, se font face. La forêt millénaire et l’océan sauvage. Il faut vraiment le voir pour le croire. Des arbres gigantesques rongent les plages de galets, à perte de vue, à moins que ce ne soient les vagues qui cherchent à pénétrer l’immense frondaison, désireuses d’un nouveau déluge. On s’attend à voir apparaître des dinosaures tant ce spectacle semble surgir d’un autre âge. On est en plein Jurassik Park. En traversant la forêt, on a dû remonter le temps sans s’en apercevoir. En Europe, partout ailleurs, les côtes sableuses, vallonnées de dunes, depuis longtemps dénudées par l’activité humaine, ont irrémédiablement éloigné ces deux royaumes restés rivaux durant des millions d’années. Ici aux extrêmes confins du monde civilisé, ordonné, construit, anthropoformé, on sent comme une démonstration de force qui nous laisse de côté. Des arbres touchant aux nuages, les branches dégoulinantes de mousses chevelues, bombent comme leurs torses noueux et brisent les vagues trapues qui s’y jettent, en mille embruns. Un combat de titans.
Une deuxième émotion. Celle de toucher à l’Océan Pacifique. L’eau est froide. La couleur imprécise. Nous trempons seulement nos pieds. Il impose le respect, cet océan. Des laminaires affleurent au large, à la surface. Elles aussi doivent être sacrément grandes. La veille, on a eu le droit à une visite par Jenny Caws, aquariste, du Shaw center of Salish sea, l’aquarium dédié à la faune sous-marine de la région. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que là-dessous aussi, le gigantisme règne en maître. En ces eaux froides, très riches en nutriments, les animaux atteignent des dimensions inégalées. Les huitres font 4 à 5 fois la taille des nôtres. Les anémones de mer ressemblent à des rochers. Les saumons chinook dépassent les 50 kg. Enfin, dépliant leurs bras, des pieuvres géantes alignent 4 mètres d’envergure.
On sent qu’on a basculé dans un autre monde. Où l’homme est encore du côté des petits. Ici vraiment, tout est trop grand pour lui. Le Canada, un pays 18 fois plus étendu que la France, est peuplé de seuls 36 millions d’habitants. C’est peut-être cela la cause de ce que l’on ressent ici, cette curieuse ivresse, le parfum de l’âge des monstres, d’une nature antédiluvienne. Celui d’une terre en sa jeunesse, que l’homme n’a pas encore soumis.